Vestiges ou Ce qui nous manque est toujours A venir


Un groupe de 6 personnages se retrouvent sur les lieux où ils ont vécu, complètement dévastés à la suite d’une catastrophe. Cet espace est aussi celui du tournage d’une reconstitution, sous le regard d’une documentariste qui les accompagne et travaille quotidiennement avec eux.

 Les protagonistes sont des habitants d’une ville construite sur une zone à risques, sinistrée à la suite d’une tempête littorale qui a provoqué de violentes inondations, emporté des vies et fait éclater les relations entre les membres de la communauté, révélé des secrets et brisé les liens. Ils revivent des situations d’avant et d’après la catastrophe. À partir d’un certain moment, l’un d’eux, Maire de la ville, soupçonné de corruption, est interpellé et questionné par la réalisatrice. Les vivants et les morts, devenus sujets d’observation et de curiosité, exposés devant un public curieux et voyeur, vont alors se côtoyer, régler leurs comptes et pressentir, impuissants, la mise en coupe réglée d’un territoire sous couvert de reconstruction. Malgré la proximité que la documentariste a essayé de créer avec les protagonistes du drame, les faits sont exposés crûment, dans une sorte de simulacre, entre procès et émission de télé-réalité. Ce qui complique les choses, c’est que les morts se comportent comme s’ils étaient vivants et que les vivants ont démissionné. Tous ne sont que des acteurs manipulés, marionnettes tragi-comiques prises dans leurs contradictions, leur ridicule et leur peur, en quête frénétique d’un sens qui leur échappe… Le monde n’est désormais plus qu’un trompe-l’œil et le Réel se dérobe…

 Ponctuant la reconstitution de la tragédie, deux démiurges délirants préparent un projet urbanistique pharaonique et se jouent cruellement du destin des petits hommes…

 Ces scènes fantasmées et pourtant fondatrices sont imposées aux protagonistes qui ne peuvent qu’accepter passivement ou se révolter…

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Photo David ANÉMIAN

Depuis sa création, le groupe décembre a pour objectif central de partager avec un large public la richesse et la force du Théâtre d’aujourd’hui et ses liens avec le monde.

C’est un projet de création complète, de la naissance de l’écriture à la réalisation scénique, pour un théâtre du risque et de la nécessité, exigeant et ludique…

Ainsi l’équipe artistique a pu travailler, dans ses spectacles et ses lectures-spectacles, sur les œuvres de Rainer Werner FASSBINDER, Ödön von HORVÁTH, Bertolt BRECHT, Sergi BELBEL, Jean-Claude GRUMBERG, Manuel VÁZQUEZ MONTALBÁN, Jean-Claude GRUMBERG, René DAUMAL, Perrine GRISELIN, Sylvain LEVEY, Nathalie FILLION, Stéphanie MARCHAIS, Luigi-Alcide FUSANI…

À cette étape de notre travail de recherche et de création s’est imposée l’idée d’impliquer une équipe artistique dès le commencement du processus de création, c’est-à-dire depuis l’écriture du texte qui constitue pour nous le socle de l’acte théâtral. Dans ce contexte est née la conviction de devoir travailler avec trois auteurs dramatiques de plusieurs générations, différents dans leur approche de l’écriture mais complémentaires, à la fois dissemblables et complices, cherchant la cohésion de l’œuvre à construire sans jamais rien renier de leurs différences…

Nous sommes amenés à lire de nombreux textes d’auteurs dramatiques contemporains, publiés ou inédits. Les coups de cœur existent et enclenchent souvent la nécessité immédiate de donner à entendre ces textes à travers une lecture-mise en jeu ou un spectacle. Mais certaines thématiques font tellement écho au désordre du monde qu’il nous a semblé indispensable de les réunir et de les mettre en chantier à l’intérieur d’une œuvre unique…

Ce qui fait la force d’une création théâtrale, c’est la convergence de vue des différents collaborateurs artistiques, le choc des idées, l’entrelacs dynamique des situations développées dans l’œuvre traitée, la puissance et la complexité ludique des enjeux dramatiques. De cette multiplicité de regards naît l’œuvre, dans sa plénitude active. Les auteurs dramatiques sont encore trop souvent exclus du processus de création de leur Théâtre. Ils ne peuvent la plupart du temps qu’adhérer ou rejeter ce qui a été produit à partir de leur texte.

Vestiges

Photo David ANÉMIAN

Point de départ dramaturgique

Aujourd’hui, émergent des thématiques, en écho au chaos du monde, urgentes à traiter sur les plateaux de Théâtre.

Nous sommes plongés quotidiennement, ici et maintenant, dans un océan de mensonges. Nous, citoyens et individus soi-disant libres, sommes orientés, manipulés, maltraités et parfois broyés, anéantis par des forces politico-économiques qui ont pris le contrôle de nos vies. Alors, la vie, notre vie nous échappe. Nous ne savons plus où est le réel, ce qui le constitue.

Plus rien n’est rassurant, plus rien ne peut nous stabiliser dans une progression « normale » de la naissance à la mort puisque les règles du jeu ont été falsifiées, puisque nous ne sommes pas égaux devant cette nouvelle perception du réel, puisqu’elle nous est induite, imposée sans que nous ne en apercevions véritablement.

 Un jour, on se réveille et l’on réalise que quelque chose ne va pas, que quelque chose nous manque, et que les apparences sont peut-être trompeuses…

 Ainsi commence le cauchemar, comme pour cet homme, dans le magnifique film de Rainer Werner FASSBINDER, Le monde sur le fil, qui s’aperçoit qu’il n’est qu’une créature virtuelle, créée par le double réel de lui-même.

 Il se croyait le créateur et il n’est que la créature, destinée à l’absence éternelle…

Par ailleurs, tout s’accélère. Nos vies sont charriées par des courants irrépressibles contre lesquels nous sommes impuissants. Les situations enchevêtrées dans lesquelles s’empêtrent tous ces êtres ordinaires qui nous ressemblent tant participent aussi bien de la comédie burlesque que de la tragédie…

C’est de cela qu’il doit s’agir, dans ce projet de création : une épopée contemporaine tragi-comique qui parle de nos impuissances, du combat contre ces forces parfois identifiées, parfois invisibles qui nous oppressent, de ce qui nous manque, c’est-à-dire de ce qui nous est enlevé sans qu’on ait pu réagir :

  • un objet symbolique ou ancré dans un quotidien nécessaire
  • la foi en un idéal, en une mission
  • l’amour
  • la passion pour un être ou une profession, un art…
  • la compassion
  • l’espérance…

Et si quelque part, contre toute attente, une nouvelle utopie non encore nommée, non encore repérable, naissait du chaos, telle un Golem fragile mais déterminé à changer la règle du jeu.

Une œuvre polyphonique

 Le spectacle est construit comme une mosaïque composée de situations, d’événements, de mots contrastés et variés portés par trois auteurs qui explorent déjà inlassablement les méandres de notre violente et paradoxale réalité contemporaine.

Lors de cinq chantiers de répétitions avec les acteurs, les auteurs et (sur le dernier chantier) l’équipe de collaborateurs artistiques, nous travaillons sur de nombreux matériaux textuels – théâtre, littérature, philosophie, économie politique, sociologie – ainsi que sur la construction de séquences basées sur des situations et des personnages précis -. Des éléments d’intrigue criminelle peuvent par ailleurs constituer le fil rouge de la fable.

Nous nous donnons ainsi pour objectif de construire une tragi-comédie épique. Se déroulant sur trois saisons théâtrales – 2013-2014, 2014-2015 et 2015-2016 – le processus de création aura été articulé en cinq étapes.

  • Lors d’une première étape (2 jours), les auteurs et l’équipe de mise en scène ont mis en place les thématiques et établi un modèle de structure pour la pièce en commençant à élaborer une construction dramaturgique.
  • La seconde étape (6 jours) a permis aux auteurs de s’appuyer sur les propositions en improvisations des comédiens et de commencer à écrire la fable, les situations, les personnages.
  • À l’issue de la troisième étape de travail (6 jours), les auteurs ont décidé d’une répartition d’écriture des différentes séquences établies lors du premier chantier.
  • La quatrième étape (6 jours) a permis de commencer à construire les actes et les scènes à partir des propositions d’écriture des trois auteurs.
  • La cinquième étape (8 jours) a permis à l’équipe d’acteurs de commencer à explorer le matériau textuel.
  • La sixième et dernière étape est la phase de répétitions en vue de la création.

Le premier chantier qui s’est déroulé à Seynod du 2 au 7 novembre 2013, ceux qui se sont déroulés du 3 au 8 mars 2014 à Cluses, du 16 au 20 juin 2014 au Mans et du 2 au 9 septembre 2014 à Vire ont constitué une véritable expérimentation, chaque jour questionnée.

Les chantiers successifs ont permis l’invention par les auteurs, Lucie DEPAUW, Eugène DURIF et Sarah FOURAGE, grâce au matériau scénique et aux idées proposées par les acteurs et le metteur en scène, de la fable, de la mise en situation contextuelle, des personnages, des situations, des enjeux. Les auteurs, en-dehors des périodes de chantiers, ont écrit en se concertant, en dialoguant à distance, en se répartissant l’écriture de manière non figée, avec l’objectif d’assembler leurs écritures en partant toutefois de propositions séparées…

Mais ils n’ont pas cherché à gommer leurs différences ou à unifier leurs styles.

C’est le metteur en scène qui, en composant un montage composé des séquences écrites par les auteurs, se porte garant de la fable et de la dramaturgie.

 Sur le principe du collage cher aux expressionnistes le texte se développe en éclats, fragments revécus par les protagonistes, bribes de souvenirs, témoignages, dérapages, conflits, pensées fugitives. Le texte se construit alors en échos de sens, d’émotions, de micro-événements éclairés violemment par le soleil noir de la catastrophe et suscités par la Documentariste.

La création aura lieu le fin février 2015 à l’Auditorium, Scène régionale à Seynod (74).

Une série de représentations aura lieu au Théâtre des Asphodèles à Lyon en mars-avril 2015.

La diffusion dans les structures partenaires est programmée à l’automne 2015.

Construire une fable épique : ce que pourrait raconter la pièce Vestiges

Qu’est-ce qui détermine la vie des citoyens d’un pays, du monde ?

Qu’est-ce qui les fait agir, avancer, espérer, vouloir, trahir, lutter, renoncer ?

Qu’est-ce qui les détermine, les agit, les manipule, les élève ou les foudroie ?

Quelles sont ces forces invisibles, devenues mythiques à force de ne pouvoir être nommées qui leur ôtent toute liberté, toute capacité de décider par eux-mêmes, c’est-à-dire d’affirmer leur liberté de se réaliser, d’entreprendre, d’aimer et simplement de vivre ?

Pourquoi dans la modernité assourdissante de nos villes plus personne n’entend-t-il plus personne ?

 On ne s’entend plus.

On s’entend mal.

On n’a pas entendu.

On est dans le malentendu.

Je vous supplie de l’entendre !

On n’y entend rien à cette affaire.

Tu m’entends ?

Pourquoi ne veux-tu jamais rien entendre ?

Entends-tu ce que je te dis ?

Alors c’est entendu ?

Accepteras-tu enfin de m’entendre ?

Entendre avant d’agir.

Il n’y a pas d’entente possible.

Tu perds le sens de l’entente.

Entendu !

Je n’entends plus rien.

Entends-moi !

Tu n’entends pas ?

Entends-tu ?

La Crise est une plaine boueuse ; nous y pataugeons, ridicules à nous débattre comme des poissons en train de s’asphyxier dans un aquarium trop grand pour eux.

Ça colle, c’est sale, on voudrait de l’eau pure mais l’eau c’est le passé et le passé nous a abandonnés…

Alors, qu’est-ce qu’il se passe dans le monde ? Il fait de plus en plus chaud ou de plus en plus froid, c’est selon mais c’est la même chose, non ? En tout cas, ce sont les mêmes conséquences : le desséchement et la pétrification des corps et des âmes.

Ah oui, l’âme. Qu’est-ce que c’est ? Où est-elle cette chère âme ? Comment vas-tu ma chère âme ? Mon âme s’y noierait dans cette liquéfaction du sens…

Et si l’âme c’était notre pensée en action, la conscience d’être au monde et d’avoir la responsabilité de nos vies, la recherche pathétique d’une unité perdue et le désir de l’autre, sans qui il n’y aurait plus qu’extrême solitude…

Christian TAPONARD

Textes en résonance au projet

 « Le malheur de la jeunesse d’aujourd’hui est qu’elle ne vit plus une puberté correcte – l’érotique, le politique, l’éthique, tout a été tripoté et frelaté, tout dans le même sac ! Et par-dessus le marché, trop de défaites ont été célébrées comme des victoires, trop souvent les sentiments les plus profonds de la jeunesse ont été manipulés au profit de fantoches, tandis que d’un autre côté on leur rendait la vie facile : ils n’ont qu’à recopier les imbécillités qu’ânonne la radio pour recevoir les meilleures notes.

Ce sont des temps glacés qui approchent, l’ère des Poissons. La terre entre dans le signe des Poissons. Alors, l’âme des hommes deviendra impassible comme la face d’un poisson. »

Odön von HORVÁTH (1901-1938) Jeunesse sans Dieu (1937) – Adaptation du roman éponyme par Christian TAPONARD, d’après la traduction de l’allemand par Rémy LAMBRECHTS, Christian Bourgois Editeur, 1988

 

« Car des états de fait ne sont que des gisements, des stratifications, qui, au prix seulement de l’exploration la plus méticuleuse, révèlent ce qui fait les vraies valeurs cachées à l’intérieur de la terre : les images arrachées à leur ancien contexte se présentent comme des joyaux dans les salles austères de notre discernement tardif…

le souvenir ne doit pas procéder par récit et encore bien moins par compte-rendu mais tenter de manière épique et rhapsodique, au sens le plus strict, de porter toujours ailleurs ses coups de bêche, en prospectant, là où il est déjà passé, des couches de plus en plus profondes…

Walter BENJAMIN – Écrits autobiographiques

 

« L’argent tue. Le capitalisme tue ! Le libéralisme tue ! Il n’y a pas d’autre mot. Il tue ! »

Gérard MORDILLAT – « Notre part des ténèbres », Calmann-Lévy, 2008

« Toute chose particulière, autrement dit toute chose qui est finie et possède une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à produire un effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire un effet par une autre cause, qui est finie aussi et possède une existence déterminée ; et à son tour cette cause ne peut de même exister ni être déterminée à produire un effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire un effet par une autre, qui est finie aussi et possède une existence déterminée, et ainsi à l’infini. »

Baruch SPINOZA (1632-1677) – Proposition XXVIII in « L’Éthique » (rédigée entre 1661 et 1675, publiée en 1677), traduction de A. GUÉRINOT, Éditions IVREA, 1995

 

« L’investissement dans le parlé le transforme, fait que, déjà, on ne peut plus parler du parlé. On a l’impression qu’un acteur est un sac plein de larmes. Si on le secoue elles tombent, les larmes sont les phrases des poètes.

Il faudrait retrouver l’archaïsme au théâtre et, donc, supposer, croire que, dans la salle, il y a la totalité de la communauté, même si ce n’est pas vrai, car nous vivons dans une société divisée. Le théâtre s’adresse archaïquement, ontologiquement, à la totalité de la communauté des hommes.

Cette incroyable beauté d’être un délégué du collectif, dans le temps de la représentation, impose un corps, un corps dansant, chantant, un corps vivant. L’acteur immédiatement est un être chantant. Même quand il parle. »

Jean-Louis HOURDIN – in « De la parole aux chants », ouvrage collectif sous la direction de Georges BANU, Actes Sud-Papiers,1995

 

« Si l’alchimie marie le feu et l’eau, le théâtre vit d’ombre et de lumière, mais pas en termes opposés, au contraire : le travail c’est de trouver cette seule chose faite d’ombre et de lumière. Il faudrait inventer un nom.

Ainsi le mot être contient à la fois ce qu’il ne faudrait plus séparer en deux mots : esprit et corps. »

« J’ai découvert que dans l’image, chaque millimètre compte. Si on attend pour bouger et parler, si on est attentif à tout ce qui se passe autour de soi, attentif aux autres êtres vivants qui sont là, mais aussi au volume, à la qualité de la lumière, au bruit qui peut se produire, à la poussière en suspens, à un tuyau, un radiateur, à ce moment-là chaque modification, si infime soit-elle, et où qu’elle se produise, se répercute de quelque façon sur l’ensemble de l‘image dans tous les points de l’espace.

C’est une précision de l’image, des corps dans l’espace, et des corps par rapport à tous les autres. C’est une interdépendance sensible. »

« Le théâtre n’est utile que s‘il contient un explosif insondable. D’un ordre non clair. Le théâtre doit être le corps conducteur d’un acte de résistance concentré plus violent et plus calme que n’importe quelle déclaration ou n’importe quel discours rationalisé. »

« Si la vibration de la voix trahit l’être, c’est dans l’écart des vibrations, sans doute, que s’établit la vraie communication. D’intériorité à intériorité. Et non pas en passant par l’extérieur.

La voix, bien sûr, va à l‘extérieur de nous, elle est transportée par le souffle, elle crée des sons dans l‘air, mais, il me semble, ce qui différencie les voix, c’est l’intériorité. »

« J’ai beaucoup appris, avec les auteurs contemporains, à travailler sur l’écriture. Or, il me semble que l’écrit vient en grande partie de l’inconscient, ce qui ne veut pas dire que les auteurs ne savent pas ce qu’ils écrivent. Il y a une part de lucidité, et une part d’inconscient à laquelle il faut savoir s’abandonner. »       

« Séparer la voix du corps, c’est une vivisection. »

Claude RÉGY – ”L’ordre des morts”, Les Solitaires Intempestifs, 1999

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Photo David ANÉMIAN

 

 

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